Complément d'objets - directs (WE du 02/08)

Trois petits cadres, trois embases, une lampe de chevet

[ Le point du départ ]


En ce temps là, Héloïse n’était plus là.

Je dois bien convenir que l’entrée en matière est abrupte ; l’indice temporel demeure vague, semble lointain. Mais il me faut bien débuter ce carnet d’une manière ou d’une autre, et je préfère de loin les entrées en matière raides, parfois même sans complaisance ; elles permettent de ceinturer l’attention, en l’occurrence la mienne, et semblent ainsi placer sur l’horizon un point dont je devrais alors m’efforcer, sinon de me rapprocher, en tout cas de ne pas perdre de vue. Je ne saurais exprimer très exactement les raisons qui me poussent à entamer l’écriture de ce carnet ; ni pourquoi j’ai rejoins le comte en l’emportant dans mes affaires; avais-je anticipé chez moi le besoin d’écrire ? Les raisons se présentent à moi comme autant de pistes pour lesquelles je n’ai pas pris le temps de comprendre, ni leurs origines, ni leurs directions. Avais-je anticipé la nécessité, désormais évidente maintenant que je suis sur place, de ne pas laisser fuir dans le vague oubli tout ce que je risquais de ressentir ici ? Avais-je anticipé une dimension dramatique liée à l’appel du comte, et voulais-je rendre hommage à cet homme en me missionnant pour consigner, prioritairement, ses pensées ? Avais-je deviné par avance qu’il me cantonnerait au rôle de celui qui sait écouter et qui, dès lors, écoute, sans juger nécessaire d’engager ni débat ni polémique, permettant alors à celui qui veut s’exprimer de le faire dans la qualité, les idées émises ne décrivant que des boucles qui reviennent vers soi-même ? Ne savais-je pas en fait très exactement que le comte comptait sur moi pour tenir ce rôle, et ne savait-il pas que je le savais, puisque la finesse de nos esprits avait eu maintes occasions, par le passé, de nous rapprocher, notre compréhension mutuelle menant parfois à d’inavouables frissons, l’amitié entre Albert et Herminien se faisant métaphore de la nôtre, le château du comte se fut-il trouvé à Argol et non Ehrenne ? J’écris, et continuerai d’écrire sans pensée aucune pour la flatterie bien naïve et toute ridicule d’être lu un jour. Et moi-même, me relirai-je un jour ?

Je pense qu’il est important de savoir qu’Héloïse quitta le comte quelques semaines avant que ces lignes ne furent écrites, en ce premier jour de l’été. Héloïse s’était enfuie un jour vers midi, une semaine après avoir avisé le comte de son départ imminent. Lui-même avait dès lors espéré -et de la sorte fut-il induit en erreur par celle qu’il avait élue pour déjouer ensemble toute l’inintéressance qui gangrène la vie, pour attendre et atteindre un jour l'inévitable moment où l’un déposerait l’autre «sous les herbes et les floraisons grasses»- qu’Héloïse prenait le large pour caboter le long des côtes de la réflexion et lui revenir bientôt avec un tracé plus précis de sa cartographie intérieure ; ne lui conseilla-t-elle pas de se remettre à écrire pendant qu’elle partait faire les vendanges… Il n’en était rien, la demoiselle partait pour de bon, voguait vers le grand large, sans carte ni boussole (mais guidée par une étoile qu’elle seule apercevait jusqu’à l’aube certaines nuits), avec en bandoulière la volonté avouée de s’enfuir de cette prison, ce château qu’elle avait fini par maudire tout autant que son propriétaire et comte, aimantée par ce désir de gagner d’autres terres plus méridionales et leur ardent soleil qui tannerait sa peau. Personne n’arrête jamais une âme qui souhaite s’évader ; Mallarmé ne disait-il pas : «Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres d'être parmi l'écume inconnue et les cieux!» Le comte m’avait fait venir quatre semaines après l’évasion ; moi, son « très proche ami », pour reprendre ses propres termes, plus proche encore qu’un membre de sa famille, qu’un ami d’enfance, ou l’un de ceux qui se prévalent de jouir du privilège d’être considéré par le comte comme son meilleur ami.

Héloïse n’est pas son vrai nom. Ainsi l’appellerai-je puisqu’ainsi se nomme-t-elle d’elle même aujourd’hui. Ce nom d’emprunt se veut peut-être une référence à Héloïse d’Argenteuil, cette héroïne de l’amour contée par Lamartine, que j’emprunte à mon tour : « …Au moment où l’on rouvrit le cercueil d’Abélard pour y coucher le corps d’Héloïse, les bras du squelette, comprimés vingt ans par le poids du chêne, se dilatèrent, dit-on, s’ouvrirent et parurent se ranimer pour entourer l’épouse rendue à l’amour céleste d’un éternel embrassement». Mais peut-être s’agit-il d’une autre Héloïse, celle presque identique mais voulue nouvelle par Jean-Jacques Rousseau. Ou une toute autre Héloïse, qu’en sais-je. Mon ami et comte, passablement désemparé, avait tenté de se convaincre, dans les jours qui suivirent son départ, et de façon très laborieuse d’ailleurs, de l’âpre réalité : qu’il ne serait point, pour elle, son Abelard. « Et son Tristan non plus » m’a-t-il également avoué après le dîner hier soir, d’un soupir tabagique que surmontait un douloureux regard perdu sur le contour peint en rouge et or de l’une des fenêtres de la bibliothèque. Ayant récemment jeté un œil à sa table de chevet, il me semble que la seule Héloïse que le comte ait récemment côtoyée s’appelle Charlotte, cette femme convoquée par Goethe pour nourrir les souffrances du jeune Werther qui, las de ne pouvoir aimer celle qu’il désirait tant, se brûla la cervelle. Le simple fait pour mon ami d’ignorer les raisons derrière le choix de ce nouveau prénom l’alarmait au plus haut degré pendant ce même dîner d’hier soir; il me disait combien il sentait déjà que cette Héloïse lui échappait, qu’il n’aurait dorénavant plus accès à ses pensées, qu’il devrait se contenter de la faire vivre en lui sur la base des souvenirs qu’il avait d’elle et de celle qu’elle fut avec lui jusqu’à son départ, à la manière de quelqu’un à qui l’on demanderait subitement de finir la phrase d’un autre. La femme qu’elle fut à ses côtés ne serait jamais plus présente en celle qu’elle deviendrait ; le comte angoissait déjà à l’idée qu’un avenir les fît se croiser, elle irradiant, lui cherchant en elle des points de comparaison -comme des prises sur la roche- qui le rassureraient, entre les futures radiations de cette future femme et les rayons engloutis de la seule qu’il lui eut été donné de connaître, qui lui permettraient de ne pas se sentir désertique face à la possibilité qu’un jour, une telle rencontre dut-elle se produire, Héloïse ne revête que la pose et les mots d’une inconnue, une autre femme, une autre personnalité, le pire des cas parmi les cas les plus pires, selon lui.

Il m’apparaît pour l’instant, que dans la solitude d’un château où sa propre solitude fut si brutalement imposée à mon ami, il s’avéra salvateur qu’il ne posséda aucune arme à feu. Mallarmé me rejoint de nouveau, ramant et déramant dans une barque silencieuse, et j’accepte volontiers à sa place de « résumer d’un regard la vierge absence éparse en cette solitude… ». Pour le comte d’Emonté-Cristo, et de manière sournoisement claire, Héloïse est depuis peu devenue aussi intouchable que Charlotte l’était pour Werther. Pour tuer le temps, adversaire impalpable mais dont la mort reste fort peu salissante, Monsieur le comte travaille chaque jour d’arrache-pied dans son château, tentant de redonner à la bâtisse le visage accueillant que les siècles et leurs guerres ont balafré ici, mutilé là, incisé comme un tailleur de pierre maladroit. Quand son cœur s’effondre sur l’absence d’Héloïse, euphémisme doucereux pour évoquer son effacement total, sa disparition sans équivoque, je le vois qui concentre alors son esprit sur des vers, apprenant des poèmes par cœur qu’il se répète à demi-voix: la mélodie des strophes semble l’enduire d’un baume rémanent, ce travail de mémorisation barrant à ses pensées l’emprunt de chemins maladifs et tortueux, pavés de souvenirs, jointés par la mélancolie, bordés d’amertume envers le destin, où se promène tout le cortège poussif d’états seconds qui suivent l’inaccessibilité, du jour au lendemain, d’un présent que l’on vénérait, qui justifiait une vie et maintenait son précaire équilibre. Apprendre des poésie lui permet de bloquer ainsi, de manière épisodique, la douleur de s’accouder au bonheur d’un présent effacé par un coup de vent, d’autant plus fort qu’il a fait disparaître la barque d’Héloïse derrière l’horizon en moins de temps qu’il n’en faut pour refaire ses lacets. d’Emonté a, je crois, commencé par apprendre ‘une Charogne’ de Charles Baudelaire, puisque lui aussi souhaitait pouvoir se dire un jour prochain, au travers du séisme qui l’emportait, qu’il avait néanmoins « fardé la forme et l’essence divine » de cet amour décomposé, chose qu’il pouvait réussir à faire, tant il souhaitait préserver en lui la pureté d’un amour qu’Héloïse avait décapité mais qu’il se refusait, lui, à maltraiter de quelque manière que ce soit. Il aimerait toujours Héloïse, où qu’elle fut, ignorante de la candeur jamais éteinte des sentiments qu’il brûlerait comme des bâtons d’encens, chaque jour, pour elle. Il ne voyait aucune raison de ne plus aimer cette femme qui ne l’aimait plus.

Ce soir, à une heure que l’on ne saurait considérer comme tardive, mais où le soir s'effondrait sur le château, vaste marée ébène, sans écume, noircissant le tableau que livre la nature tout autour d'ici et sans distinction, arbres lointains et buissons tout proches, d’Emonté a joué du piano, pour nulle autre oreille que les nôtres, puis a entamé la restauration du cadre d’un vieux miroir déniché sur une brocante dimanche passé. Après quoi il a rejoint les draps de son lit qui l’attendaient, neufs, ce sur sa demande ; il avait patienté de longues semaines -et ce premier jour de l’été- avant d’en changer, se séparant irrémédiablement du parfum résiduel et de l’empreinte du corps de celle qui partagea ses rêves éveillés et ses nuits, un rien trop calmes pour elle.

Le sommeil me guette déjà. Je n’envisage pas de lutter pour cette première fois ; je dois me lever tôt demain pour emmener sa voiture au garage afin d’y faire changer les plaquettes de freins avant et un feu de stationnement défectueux.


Complément d'objets - directs (WE du 26/07)

Un grand cadre, deux moyens, deux livres et une statue

Cadrage premier

20 juillet 2089

Mon nom n’a pas d’importance dans le contexte virtuel que je me propose d’utiliser pour mettre à la disposition de tous tout ou partie des documents sur lesquels j’ai mis la main, et dont l’examen occupe une grande partie de mes moments de liberté. Ma propre personne n’ayant également aucun lien avec les personnes mentionnées dans les documents que je viens d’évoquer, je prends la décision de m’appeler ‘Personne’. Mon travail s’apparentant à la mise en ordre d’archives trouvées dans les caves du château d'Ehrenne, caisses en mauvais état de conversation après être restées plongées dans l’obscurité et l’humidité sous un éboulement –à priori la voûte effondrée entre l'ancienne salle de réception et une partie de la cave à vin- (ce qui explique par ailleurs que, étant semble-t-il le premier à avoir entamé le déblaiement de la cave, je sois ainsi tombé sur ces caisses, quatre-vingt ans après leur fermeture), je serai donc pour vous ‘Personne l’archiviste’.

Les documents trouvés étaient contenus dans deux petites caisses en bois, et j'en termine ces jours-ci un premier examen sommaire; pour l’instant, j'ai épluché de nombreux documents épars, des photos en très mauvais état, des partitions musicales manuscrites, des carnets appartenant à un certain Edouard; des lettres reçues, des lettres cachetées et jamais envoyées, des cartes postales, des dessins, des plans de construction, des poèmes, des pages arrachées dans des livres; des feuillets volants et non-identifiés dont je commence à soupçonner les auteurs, maintenant que je parviens à dessiner l’ébauche d’une trame aux événements qui se sont déroulés ici, dans ce château dont je suis l’actuel propriétaire en cette fin de XXIème siècle.

Le décorticage de ces pièces prend les airs d’un jeu de piste. J’ignore la suite des événements pour l’instant, et je suis absorbé par le travail d’imbrication que nécessite la mise en place d’une chronologie ainsi que l’identification des personnes et des faits relatés. Ce travail n’a rien de similaire avec ce que l’on pourrait assimiler maladroitement à la poursuite d’une vérité historique. Je souhaite, avec humilité et justesse, comprendre la vie de personnes qui vécurent au château dEhrenne il y a de cela quatre-vingt ans, et vous le faire partager. Partager avec vous la vie de personnes disparues dont je me rapproche chaque jour, dans l’intimité des témoignages qu’ils ont laissés dans cette cave.

Je profiterai également de ce médium pour me permettre quelques commentaires très personnels et publier des photographies de vie quotidienne, la personne que je suis étant tout de même quelqu'un en chair et en os, surtout en os, d'ailleurs, récemment.


Complément d'objets - directs (WE du 19/07)

Trois grands cadres, deux petits, un livre

Complément d'objets - directs (WE du 12/07)

neuf livres, une poignée de porte